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L’art n’a-t-il vraiment rien à voir avec le sacré ?

L’art n’a-t-il vraiment rien à voir avec le sacré ?

Extrait de "Petite philosophie de l'esthétique" par Bertrand Vergely

« Toutes nos inclinations semblent n’être que religion appliquée. Le cœur semble en quelque sorte l’organe religieux. Peut-être que le produit supérieur du cœur productif n’est autre que le ciel. »
Novalis, L’Encyclopédie.

Dans les relations entre l’esthétique et le sacré, il existe deux tentations. La première est de penser que l’esthétique n’a rien à voir avec le sacré. La seconde est de penser que le sacré n’a rien à voir avec l’esthétique. Séparer l’esthétique du sacré, c’est ce que fait la modernité. À ses yeux, le beau n’a rien de sacré. Il est humain.
Sous la forme du goût. Loin d’ouvrir sur un Dieu ainsi que sur la transcendance, il délivre du plaisir. Les Anciens liaient le beau et le sacré. Nous ne le faisons plus. L’art s’est émancipé de la religion et de Dieu pour parler de la culture et de l’homme. L’homme cultivé a remplacé l’homme inspiré. Ce qui ne laisse pas de faire s’interroger.
Peut-on vraiment éliminer tout rapport au sacré, s’agissant de l’art ? Hegel l’a lui-même noté : l’art, avec la religion et la philosophie, est l’une des trois activités humaines dans lesquelles l’homme vit pour l’esprit. Ce rapport à l’esprit, et donc au spirituel, n’est-il pas le signe d’un rapport à un plan d’existence transcendant et par là même absolu ? N’est ce pas parce que l’artiste pressent qu’il a un devenir spirituel qu’il est artiste ? Tout le sens de l’art ne réside-t-il pas dans le fait de rendre cette dimension spirituelle sensible ? En peinture, Vassili Kandinsky et Paul Klee n’ont cessé de rappeler que l’art est lié à l’esprit.

Au-delà de l’art, le beau a une dimension spirituelle.
Car ce qui est harmonieux n’est-il pas l’indice d’une perfection ? Et ce qui nous conduit à découvrir une pensée et une profondeur dans le sensible n’est-il pas le signe de l’élévation du réel à autre chose ? Beaucoup de personnes ont eu un jour leur vie bouleversée parce qu’elles ont fait l’expérience intime et intense du beau. À travers le sensible, elles ont vu transparaître autre chose.
Comment nier le lien entre l’esthétique et le sacré ? Si demain l’esthétique venait à oublier ce lien, n’est ce pas l’esthétique même qui viendrait à disparaître ? Le beau nous parle du sacré. Il en est même la cérémonie. L’inverse est vrai.
Par souci moral, certains théologiens se méfient de l’esthétique, qu’ils soupçonnent de détourner du sens profond de l’existence. Aussi séparent-ils le sacré du beau en s’attachant à préserver le sens moral du sacré. Mais ont-ils raison ?
N’est-il pas réducteur de restreindre la beauté à de l’esthétisme ? N’est-ce pas ceux qui n’ont rien compris à la beauté qui tiennent un tel langage ?
Tous les grands courants spirituels de l’humanité contredisent une telle division. Car tous manifestent une grande beauté. Les monastères et les temples sont toujours situés dans des lieux d’une grande beauté. Eux-mêmes sont beaux. Entrons dans une église romane. Une sensation de profondeur nous saisit. Au point que l’on a l’impression d’entrer dans notre âme en y entrant. Tout respire un intense respect de l’absolu. Tout cherche à honorer ce que l’existence peut avoir d’exceptionnel et de mystérieux. On comprendra dès lors que les moines du désert d’Égypte, aux premiers temps du christianisme, aient appelé leurs recueils de textes spirituels « philocalie », qui veut dire en grec : l’amour de la beauté. Ils avaient conscience que Dieu s’apprend dans la beauté et non dans la laideur ou la tristesse.
Cette opposition entre l’homme et Dieu à l’occasion du beau est révélatrice. La modernité militante, qui souhaite préserver la liberté de l’homme face au pouvoir religieux, aspire à séparer complètement le beau du sacré. Le beau doit être humain et le rester. D’où un rabattement du beau sur le plaisir. Le traditionalisme militant, de son côté, aspire à préserver le sacré en le mettant à l‘abri du pouvoir de l’homme, parce que le sacré doit être sacré et le rester.

D’où l’élimination du beau et le rabattement de celui-ci sur un plan moral. En conséquence de quoi on s’affronte en opposant plaisir subjectif et morale.
Et ce faisant, on aboutit au contraire de ce que l’on désire. À force de confondre beauté et plaisir, on finit par sacraliser le plaisir, en produisant sous la forme de l’hédonisme une nouvelle religion : la religion du plaisir. À force de séparer le sacré du beau, on finit par désacraliser le beau, en produisant sous la forme de la morale, un nouvel athéisme : la révolte contre le beau.

Nous baignons dans une religion du plaisir compensée par une révolte contre le beau.

Partisans et adversaires de l’Éden s’affrontent en faisant le jeu de la violence. Les deux oublient l’essentiel. Le sacré désigne une conduite mais aussi un domaine. Une chose est de « sacraliser », de vouer un culte, d’adorer une façon passionnelle, une autre de viser, à travers le sens d’un absolu inaccessible, une progression intérieure et symbolique. Quant à l’art, une chose est de vouloir remplacer la transcendance par l’art, une autre de voir dans l’art un moyen d’apercevoir l’autre face de la vie, sa face profonde. Quand on avance dans la vie pensante, on sait voir dans le sacré comme dans l’art des signes afin d’aller en soi et au-delà de soi. Tous les conflits viennent de ce que l’on s’arrête de penser, d’interpréter, de déchiffrer les signes. L’art et le sacré n’ont pas de sens en soi en dehors de la personne qui les vit.
Sans beauté ni art, il n’y a pas de vie. Mais, sans vie, il n’y a ni beauté ni art.

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Professeur agrégé de philosophie, théologien orthodoxe, auteur d’ouvrages à succès et conférencier chevronné, Bertrand Vergely réfléchit sur la souffrance et la foi, le bonheur et la mort, sur le sens de la vie. Vitaliste et optimiste, il défend une conception émerveillée de la philosophie qui s’enrichit au contact de sa foi...

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Dessin : "Bertrand et moi" par Siegrid Dumas

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